Thalès terre les écoutes

Le 26 septembre 2012

C'est sur son site d'Elancourt que Thalès, le géant de la défense française, garde précieusement la Plateforme nationale des interceptions judiciaires. Owni s'est rendu sur place et a constaté la chape opaque qui recouvre ce projet visant à rassembler les écoutes et réquisitions judiciaires. Au grand dam des syndicats de magistrats, toujours pas consultés.

Lentement, l’opacité recule. Elle était pourtant dense : la Plateforme nationale d’interceptions judiciaires (la “Pnij” de son petit nom) est placée sous le sceau “confidentiel-défense”. Ce projet, lancé en 2006, devrait être mis en service progressivement au cours du premier semestre 2013.

Dans quelques mois donc, toutes les réquisitions judiciaires concernant l’identification d’un numéro, la géolocalisation et bien sûr les écoutes téléphoniques et l’interception du trafic Internet, seront rassemblées dans cette plateforme, dont la réalisation est confiée à l’entreprise Thalès (voir notre infographie). Le géant de l’industrie de défense et de sécurité l’abrite sur son site d’Elancourt, dans les Yvelines.

En juillet, une délégation du cabinet de la garde des Sceaux s’est rendu sur le site. Discrètement. Contacté, le cabinet refuse de donner des détails sur cette visite. De même Thalès invoque la localisation “confidentielle” de la PNIJ, en guise de réponse à nos questions :

Sur nos sites, certaines zones peuvent être classifiées sans que le site dans son intégralité le soit. Mais dans ces zones, mêmes les attachées de presse ne peuvent y accéder.

Dans le secret des écoutes

Dans le secret des écoutes

Une plateforme pour centraliser les écoutes, scruter le trafic Internet... Ce projet entouré de secret verra bientôt le ...

La niveau de classification du site diverge selon les sources. Selon la délégation aux interceptions judiciaires (DIJ), en charge du projet au sein du ministère de la justice, les lieux sont confidentiel-défense, certifiés par la Direction centrale du renseignement intérieur. D’autres précisent que seuls les dispositifs de sécurité le seraient, ainsi que les moyens techniques, la documentation qui les détaillent et les capacités techniques de la plateforme.

“Du pipeau”

Rue Blaise Pascal, à Elancourt, l’entrée du site Euclide 1 de Thalès ne laisse rien entrevoir qui ressemble au “bunker sécurisé en béton armé”, décrit par la DIJ. Les grilles sont jalonnées de pancarte “Zone protégée, interdiction de pénétrer sans autorisation”. Derrière la barrière, à l’accueil un homme ouvre de grands yeux ronds à l’évocation de la PNIJ :

Je n’ai jamais entendu parler de la PNIJ, alors là vous m’apprenez un truc.

Et de scruter minutieusement la carte de presse qui lui est présentée pour vérifier que “ce n’est pas une fausse”. Son verdict est définitif, il est impossible de parler à qui que ce soit, ou d’entrer, avec d’étranges justifications :

Ici c’est du pipeau.
- Du pipeau ?
- Oui, enfin, ce sont des bureaux.

Un refus catégorique nous est aussi opposé avenue Gay Lussac, à l’entrée du site Guynemer. Kévin, à l’entrée du parking, refuse d’appeler l’accueil invoquant des arguments plus ou moins heureux : “Vous travaillez sur Internet, vous n’êtes pas journaliste alors vous êtes un blogueur.” Venu en renfort de l’intérieur des bâtiments, un homme en costume invoque les restrictions légales d’accès au site :

Vous êtes sur une zone protégée, vous ne pouvez pas entrer.

La PNIJ reste entourée du plus grand secret, entre les barrières, les grilles et les gardes des sites d’Elancourt de Thalès. Une opacité qu’a dénoncée par voie de communiqué le Syndicat de la Magistrature – classé à gauche. Joint par Owni, le président du syndicat, Matthieu Bonduelle, interpelle le ministère de la Justice :

Nous aimerions avoir un exposé complet sur l’étendu du confidentiel-défense, le modèle retenu et les garanties apportées.

Dans son communiqué, le Syndicat de la Magistrature reconnaissait qu’une “telle classification [était] compréhensible pour la technologie employée, [mais l’était] beaucoup moins pour les modes d’utilisation et de consultation de ce système.” Matthieu Bonduelle dit être “circonspect sur la façon dont ce projet [était] mené”, pointant du doigt l’absence de débat public et de concertation avec les magistrats.

Suspicion

Seul “un entrefilet dans l’intranet du secrétariat général [du ministère de la Justice, NDLR]” faisait allusion à la nouvelle plateforme, présentée comme ”un travail en cours pour aboutir à la centralisation des réquisitions” explique Matthieu Bonduelle. Même son de cloche à l’Union syndicale des magistrats (majoritaire). Virginie Duval, secrétaire général, regrette l’absence de concertation :

Nous n’avons pas été consultés sur ce dossier par le nouveau gouvernement – ni par le précédent mais nous y étions habitués. Nous regrettons que le nouveau gouvernement ne l’ait pas abordé contrairement à son souhait de d’agir en concertation avec les syndicats. L’absence de concertation fait naître la suspicion.

Les deux syndicats reconnaissent l’impérieuse nécessité de changer le système actuel, “lourd et très coûteux”. Plusieurs entreprises sont aujourd’hui chargées des réquisitions judiciaires, réalisées par plus de 350 postes hébergés dans des commissariats ou gendarmeries partout en France. Un système perméable, entre autres, aux “écoutes taxis”, des services illégaux rendus par des agents peu scrupuleux ou des opérateurs trompés par de fausses demandes.

Matthieu Bonduelle s’interroge sur le choix de confier un tel projet à Thalès :

Pourquoi faire appel à un opérateur privé ? Certes, le fonctionnement actuel – qu’il fallait changer – repose aussi sur des opérateurs privés, mais l’Etat ne pourrait-il pas assurer ces prestations ?

Et de conclure : “La concentration dans le privé augmente les risques de corruption.” Contre lesquels la PNIJ entendait, précisément, se prémunir.



Crédits photos CC Pierre Alonso/Ophelia Noor/Owni

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