Sécurité privée d’État

Le 9 janvier 2012

Un nouveau conseil des sages des sociétés de sécurité privée, le Cnaps, est installé ce 9 janvier pour tenter de réguler le secteur. Avec la bénédiction de l'État. Les entreprises de sécurité jouent depuis longtemps les supplétifs de la police. Même si ce secteur privé (parfois de scrupules) a collectionné bavures et sales affaires.

Aujourd’hui le ministre de l’Intérieur Claude Guéant installe le premier organisme de contrôle dédié au marché de la sécurité privée : le Conseil national des activités privées de sécurité (Cnaps), opérationnel depuis le 1er janvier. Voté par amendement dans le cadre de la seconde Loi d’orientation et de programmation et de performance pour la sécurité intérieure (Loppsi), ce Cnaps sera chargé d’assainir un secteur en pleine expansion mais gangréné par de mauvaises pratiques, tant des prestataires que des donneurs d’ordre, y compris publics. Et il sera présidé par Alain Bauer, le consultant en sécurité le plus familier des salons de l’Élysée.

Il devra ainsi mettre fin à un paradoxe : celui d’un secteur censé aider à lutter contre la délinquance mais qui compte, pour reprendre les propres termes du ministre de l’Intérieur Claude Guéant, des “entreprises délinquantes”. Un organisme bienvenu à l’heure où la privatisation de la sécurité est à l’ordre du jour, pour des questions budgétaires, et dans un contexte de demande croissante de sécurité. Le délégué interministériel à la sécurité privée Jean-Louis Blanchou détaillait ainsi dans Sécurité privée :

Nul doute que des évolutions sont à prévoir. Le besoin de sécurité de nos concitoyens évolue au rythme des changements qui affectent notre société (vieillissement par exemple), de la perception des risques ressentis par les particuliers et les entreprises ainsi que de l’évolution des formes de délinquance, et des innovations technologiques.
Tous les besoins ne pourront pas être couverts par les formes traditionnelles de sécurité publique (police et gendarmerie nationales) ni par les polices municipales. Les sociétés privées de sécurité doivent anticiper, se préparer à répondre à ces nouveaux besoins.
Il n’est pas exclu par ailleurs que certaines activités actuellement dévolues à la police et à la gendarmerie nationales soient, dans le futur, confiées au secteur privé, dès lors que celui-ci aura fait la preuve de son professionnalisme et éradiqué les pratiques douteuses et les entreprises délinquantes.

“Pratiques douteuses et entreprises délinquantes”

L’idée de cet organisme est née au début des années 2000 se souvient Alain Bauer, le monsieur sécurité de Nicolas Sarkozy, inspirateur du virage sécuritaire et cheville ouvrière de ce Cnaps, “après une réunion avec Claude Tarlet, Éric Chalumeau, Jean-Marc Berlioz et quelques autres au début des années 2000 à l’INHES1. Soit respectivement le président de l’Union des entreprises de sécurité privée (USP), le principal syndicat de la surveillance humaine, le président du tout jeune Syndicat des conseils en sûreté et l’ancien conseiller spécial pour la sécurité au cabinet du ministre de l’Intérieur.

Au plan du droit, le Cnaps est une personne morale de droit public et non pas une autorité administrative indépendante (AAI), entre autres parce que des dirigeants d’entreprises siègent à son collège. Il comprend onze représentants de l’État, huit personnes issues des activités privées de sécurité et quatre “personnalités qualifiées nommées par le ministre de l’Intérieur.” Si les syndicats déplorent d’être minoritaires, leur présence est loin d’être négligeable et ils ont déjà pesé de tout leur poids pour infléchir le Cnaps dans leur sens.

Selon le décret d’application paru le 23 décembre dernier, il couvrira les activités visées aux titres Ier et II de la loi du 12 juillet 1983 : “les entreprises de sécurité privée, les agences de recherches privées, les entreprises assumant pour leur propre compte des activités privées de sécurité, les opérateurs privés de vidéoprotection définis à l’article 11-8 de la loi du 12 juillet 1983, les dirigeants, les associés et les salariés de ces entreprises.” Selon les estimations du Cnaps, à partir de recoupements, il y aurait 4 500 entreprises avec au moins un salarié et 5 000 entreprises sans salarié (donc des auto-entrepreneurs) dans la sécurité privée, et quelques centaines d’agents de recherches privées (ARP), détective privé, enregistrés comme indépendants. Et ces chiffres ne tiennent pas compte du travail au noir, sur lequel le Cnaps n’a pas d’évaluation.

Un Cnaps, des craps, pour faire le ménage

Pour faire face à son ample tâche, ce bébé-lobbying disposera dans sa configuration initiale de 214 agents, répartis dans une commission nationale et douze commissions inter-régionales et locales (Craps), déployées d’ici la fin de l’année. Ils seront chargés de deux missions opérationnelles principales.

La première, de police administrative, était jusqu’à présent assurée par les préfectures : la délivrance des agréments, des autorisations et des numéros de cartes professionnelles, mises en place en 2009. Les autorisations et les agréments des entreprises et de leurs dirigeants devront être renouvelés dans les trois mois suivant la publication du décret. Le directeur général du Cnaps, le préfet Jean-Yves Latournerie indiquait [payant] attendre 6 à 7 000 dossiers. Et “en marche normale, environ un millier de nouveaux dossiers par an”. 80 à 90 agents s’en chargeront.

110 personnes assureront le contrôle des entreprises et le cas échéant, prononceront des sanctions. À terme, un code de déontologie sera mis en place. Jean-Louis Blanchou a beau se défendre que le Cnaps ait “une mission d’épuration”, il s’agit bien, de “faire le ménage”, pour reprendre les termes de Jean-Emmanuel Derny, le président du Snarp et membre du collège du Cnaps, au titre des ARP . Les contrôles dureront trois à quatre jours, avec une visite sur place d’un à deux jours, et seront effectués en binôme. Le directeur général du Cnaps, le préfet Jean-Yves Latournerie, nous a indiqué que 4 000 contrôles par an pourront être effectués et que la profession sera donc couverte en deux ans maximum.

Cette première configuration a été déterminée par le mode de financement, qui met à contribution uniquement les entreprises et les donneurs d’ordre. Le secteur aurait souhaité que l’État mette la main au pot ; cette demande leur a été refusée. Une taxe de 0,5% HT des ventes de prestation de service d’activité de sécurité privée, qui s’ajoute au montant de la prestation, conformément au souhait du secteur. Une taxe sur les services internes de sécurité, fixée à 0,7 % de leur masse salariale. En année pleine, le budget sera de 18 millions d’euros. “A priori nous sommes dans l’épure”, avait indiqué Alain Bauer. Qui se montre plutôt satisfait : “Le CNAPS existe, avec un certain consensus et une base d’accord plus large qu’imaginée. Je ne crois pas nécessaire de créer une usine à gaz pour pratiquer pédagogie, prévention et répression dans le domaine de la sécurité privée.”

Les différents représentants préfèrent voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide et salue que leur profession soit reconnue par l’État. “C’est une avancée considérable, avant il n’y avait rien, renchérit Claude Tarlet. Il faudra deux à trois années de travail pour en tirer un enseignement. Il devrait permette des résultats à courts termes.” Selon lui, un premier nettoyage devrait avoir lieu grâce au renouvellement des autorisations et agréments. Il estime que le phénomène de concentration en marche va s’accélérer, précisant que “tout le monde aura sa place, petits, moyens et grands”. Précision pas inutile car d’aucuns craignent que le Cnaps servent aussi à ce que les gros tuent les petits.

“Un jeune ARP a maladroitement évoqué le manque de moyens et s’est fait retoquer par le préfet interministériel. Sur le fond, l’ARP avait tout à fait raison, mais ce n’était ni le lieu, ni le moment”, explique Jean-Emmanuel Derny, dans un ouvrage à venir consacré à sa profession. “Il faut bien commencer avec quelque chose, c’est vrai qu’il faudrait un outil plus puissant. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. C’est une opportunité très innovante qu’il faut savoir saisir. Le gouvernement a écouté nos doléances.”

Contrôle et dénonciation

Il met aussi en avant le fait que n’importe quel citoyen pourra saisir le Cnaps. Mais cette opportunité sera-t-elle saisie ? Feu la Commission nationale de déontologie de la sécurité, créée en 2000 et remplacée par le Cnaps, n’avait, en 2010, était saisie que quatre fois à propos d’entreprises de sécurité privée.

Un travail de communication sera fait, par exemple lors des campagnes de recrutement, avance Claude Tarlet. Pas question de dénoncer les mauvais confrères, précise-t-il, “on n’est pas au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les contrôles ne seront pas répressifs mais aussi préventifs, pour aider les entreprises à améliorer leurs pratiques.” Pourtant Jean-Louis Blanchou avait bien évoqué cette possibilité lors d’une réunion d’information organisée par le Snarp [payant] :

Nous aurons besoin de contrôler ceux que nous ne connaissons pas parce qu’ils ne sont pas enregistrés par exemple. Pour cela, il faudra que vous nous montriez les entreprises du doigt.


“Nous sommes d’une façon générale satisfaits, nous avons été consultés, pas toujours écoutés, mais ça va dans le bon sens. Cela permettra un changement de mentalité rapide. Toutefois nous aurions préféré un ordre professionnel”, complète Olivier Duran. Ordre professionnel refusé, en raison de l’immaturité du secteur. Il estime que le chiffre des 0,5% est suffisant et espère même qu’il sera revu à la baisse. Et de préciser qu’ils veilleront à ce que “l’argent soit utilisé à bon escient, car c’est le rôle citoyen des organisations patronales”. Dans le collimateur, la possibilité que la taxe ne soit pas intégralement affectée “au Cnaps ou à des actions pour le secteur de la sécurité”. “Nous n’avons pas toutes les garanties de Bercy.” En effet, il était initialement prévu que la taxe passe par un circuit court, en allant directement au Cnaps, elle sera en fait reversée via une dotation budgétaire. Jean-Yves Latournerie nous a assuré qu’il y aura un réajustement de la taxe en cas de trop-perçu.

Autre point d’achoppement, cette taxe laisserait la porte ouverte à des fraudes, selon les syndicats : “N’est ce pas l’un des grands risques que court le CNAPS i.e. l’évasion d’une partie du chiffre d’affaires vers des prestations non taxées ? L’exemple le plus évident est celui de la problématique sûreté/sécurité incendie [...] qui peut potentiellement réduire le budget de financement prévisionnel du CNAPS de 30 à 40 % ?” Les impôts seront là pour contrôler, nous a dit Jean-Yves Latournerie.

Si l’heure est globalement à l’expectative neutre, la puissance publique est attendue au tournant. Olivier Duran prévient :

L’État va devoir faire en sorte que cela marche, il est face à ses responsabilités.

Sans faire un procès d’intention, on peut analyser l’expérience britannique. En 2003 était créé le Security Authority Industry (SIA), chargé de réguler 2 500 entreprises. Il compte 212 salariés dont 169 permanents pour contrôler la validité de cartes professionnelles de 365 000 personnels de sécurité privée (dont 225 000 estimés actifs) pour un budget de 33 millions d’euros provenant d’une taxe entre 0,9% et 1% du chiffre d’affaires du secteur (hors fabricants de matériels)2.

Son bilan est mitigé. Lors du discours de clôture de la conférence 2010 du SIA, son directeur Bill Butler avait reconnu :

Nous avions dit que nous allions créer un âge d’or de l’industrie où les paies augmenteraient, où il y aurait des opportunités sans limite d’emploi. Il me semble qu’avec le temps les standards et l’approche du secteur peuvent s’améliorer mais je pense que c’était une promesse irréaliste et malgré ce que nous avons dit dans le passé, je retire la promesse.

Le Cnaps saura-t-il éviter de suivre la destinée décevante de son homologue ? Claude Tarlet répond : “très sincèrement, nous n’en savons rien. Nous n’allons pas vendre du rêve.” Même prudence du côté du Syndicat national des entreprises de sécurité (Snes) : “cela prendra du temps pour avoir des résultats concrets, nous y veillerons par l’intermédiaire de nos représentants”, complète Olivier Duran, directeur de la communication délégué. Jean-Yves Latournerie préfère nous parler de l’exemple espagnol, qui a su selon lui remplir sa mission, sur une constat initial assez proche de celui de la France.

Le Cnaps après 2012

Si la gauche devait gagner à la prochaine présidentielle, le Cnaps n’a pas trop d’inquiétudes à se faire. Jean-Jacques Urvoas, en charge de la sécurité au Parti socialiste a beau jeu de dire que le Cnaps “servira d’expédient de l’État pour masquer les conséquences de ses 13 338 suppressions de postes en cinq ans dans la police et la gendarmerie”, sur le fond il ne remet pas en cause la notion de coproduction de la sécurité et donc la nécessité de réguler :

La sécurité privée a un apport indéniable, par exemple dans les banques, les galeries commerciales, on ne va pas remettre des policiers. C’est un métier que l’État aura tendance à choyer. L’enjeu, c’est le contrôle. Nous aurons des chantiers plus urgents que de le refondre entièrement, dans un premier temps on va le laisser vivre et le réformer, le moduler, en fonction de la pratique et non pas sur des a priori.

Les critiques portent donc à la marge, sur le manque d’indépendance et le financement, qui ne laisse pas entièrement l’État libre de disposer comme il l’entend de la taxe. De toute façon, comme le souligne Olivier Duran, le paramètre règlementaire n’est pas le seul curseur. La loi du marché joue aussi, dans un contexte où les marges sont très faibles :

La qualité des services sera un peu plus contrôlée mais on restera dans un secteur concurrentiel où le pire et le meilleur se côtoie. La professionnalisation reste du ressort de la profession.


Photos et illustrations par Dunechaser et Lord Dane

  1. Crée en 1989, sous le nom d”Institut des Hautes Etudes de la Sécurité Intérieure (IHESI), l’Institut National des Hautes Etudes de Sécurité était un établissement public sous la tutelle du ministère de l’Intérieur chargé de faire de l’analyse et de la prospective en matière de sécurité intérieure.

    Il a fusionné en 2009 avec l’IERSE (Institut d’études et de recherche pour la sécurité des entreprises), formant l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) []

  2. chiffre Sécurité magazine []

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