Le web est mort deux fois

Le 21 septembre 2010

En annonçant la mort du web, Wired a ouvert la boîte de Pandore, et réveillé les instincts polémistes des blogueurs. Aux yeux de Thierry Crouzet, le discours de Chris Anderson est biaisé, plombé par sa rhétorique économique.

J’ai tardé à réagir à l’article de Chris Ander­son dans Wired, parce que, depuis plus d’un an, j’ai annoncé cette mort du Web, et qu’il me sem­blait inutile de me répé­ter, et puis parce que la posi­tion capitalo-libéraliste d’Anderson com­mence à me cou­rir sur le hari­cot. Il oscille au gré des modes, sur­fant la vague idéo­lo­gique du moment, pour mieux la reje­ter quand il entre­voit une nou­velle pos­si­bi­lité de busi­ness. La plu­part des auteurs de son espèce ne pensent que gros sous. Ils croient que tout se règlera par des contrats (et par les séries TV qui consti­tuent le sum­mum de leur culture).

Le gra­phique publié dans Wired paraît défi­ni­tif. La messe est dite. Mais, à y regar­der mieux, il ne s’agit que d’un com­pa­ra­tif en parts de mar­ché. Ce n’est pas parce que le Web perd des parts qu’il meurt. Aujourd’hui par exemple, on publie plus de livres que jamais même si les gens passent pro­por­tion­nel­le­ment moins de temps qu’avant à les lire. Le dis­cours d’Anderson est biaisé, collé au seul plan com­mer­cial. Il se vautre sur le cultu­rel et le poli­tique. Dans l’absolu, en termes de tra­fic et de quan­tité d’information dis­po­nible, le Web n’a jamais cessé de progresser.

Ne croyez pas que je sois devenu un défen­seur du Web. Je dénonce juste une cer­taine rhétorique.

C’est le chemin naturel de l’industrialisation: invention, propagation, adaptation, contrôle, explique Anderson.

Qu’est-il en train de faire sans le dire ? De mettre en pièce sa théo­rie de la longue traine. Michael Wolf écrit en parallèle :

Selon Compete, une agence d’analyse web, les 10 sites les plus importants ont drainé 31% des pages vues aux Etats-Unis, contre 40% en 2006 et près de 75% en 2010. ‘Les gros captent le trafic des petits’, explique Milner. ‘En théorie, une petite frange d’individus à la réussite insolente peuvent contrôler des centaines de millions d’individus. Vous pouvez grandir rapidement, et cela favorise la domination des personnes fortes.’

On dirait qu’ils viennent de décou­vrir une loi uni­ver­selle, et de se mettre à genoux devant elle. On com­prend mieux ce qu’entendait Ander­son par longue traîne, et que j’ai par­fois dénoncé. Pour lui, des ven­deurs mono­po­lis­tiques créent la longue traîne en leur sein pour accroître leur part de marché.

Armes d’interconnexion

De mon côté, je défends l’idée d’une longue traîne exo­gène, externe à toute entre­prise, qui s’observe dans l’ensemble de l’écosystème. Comme je l’explique dans L’alternative nomade, nous devons nous battre pour déve­lop­per cette traîne si nous vou­lons défendre nos liber­tés. La longue traîne sur le cata­logue d’Amazon est une bonne chose, mais insuf­fi­sante à mes yeux. Nous devons lut­ter avec nos nou­velles armes d’interconnexion contre cet ave­nir qui serait déjà écrit.

En fait, avec Ander­son, toute l’industrie média­tique se féli­cite de la mort du Web, c’est-à-dire de la mort des sys­tèmes ouverts et de la décen­tra­li­sa­tion incon­trô­lée. De nou­veaux opé­ra­teurs mono­po­lis­tiques émergent, avec comme Apple leurs plates-formes pro­prié­taires, et leurs sys­tèmes de micro paye­ment, ce qui injecte de nou­veaux reve­nus dans la boucle. Et comme par hasard, Wired qui a frôlé l’asphyxie en début d’année, voit peu à peu le retour des publicités.

Toute per­sonne qui veut faire for­tune sur Inter­net ne peut que prô­ner une forme ou une autre de cen­tra­li­sa­tion, c’est-à-dire une forme de contrôle. Nous devons en être conscients et lire leurs décla­ra­tions sui­vant cette perspective.

Nous ne sommes plus à l’époque où un busi­ness décen­tra­lisé sédui­sait par le seul nombre de ses usa­gers. Il s’agit aujourd’hui de les fli­quer pour les faire payer. Alors oui, l’idéal du Web est bien mort, mais rien ne nous empêche de nous battre contre les barons de la finance, contre tous ces gens qui ont remisé leurs rêves, contre tous ceux qui veulent que rien ne change, sinon nos jouets technologiques.

Deux tendances qui s’opposent

J’en reviens main­te­nant aux causes de la mort du Web. J’en vois deux.

L’émergence des appli­ca­tions pro­prié­taires. Avec les Apps­tores qui les accom­pagnent, elles n’utilisent ni HTML, ni les URL, deux des trois inno­va­tions de Tim Ber­ners Lee. Elles nous font bas­cu­ler vers des solu­tions pro­prié­taires, avec la pro­messe d’une plus grande ergo­no­mie et la tarte à la crème d’une plus grande sécu­rité. Au pas­sage, nous ban­quons. Il devient dif­fi­cile de créer des liens vers ces écosys­tèmes qui se veulent auto­nomes (com­ment est-ce que je lie depuis mon blog vers la météo affi­chée dans une appli iPhone ?).

Le pas­sage au flux. Nous nous retrou­vons avec des objets mou­vants, des fichiers ePub par exemple, qui ne sont plus sta­tiques dans le cybers­pace comme l’étaient les sites. Tout le monde va bien­tôt com­prendre leur impor­tance. Plus besoin de s’embêter avec un ser­veur ou un héber­geur pour exis­ter en ligne.

Ces deux ten­dances s’opposent. La pre­mière veut nous rame­ner avant le Web (mini­tel, AOL, Com­pu­Serve…), la seconde après le Web. Je vois mal com­ment il pour­rait sur­vivre dans ces conditions.

Le retour des appli­ca­tions pro­prié­taires, c’est la vic­toire des mar­chands. Plu­tôt que de déve­lop­per un espace ouvert avec des sites dif­fi­ciles à mon­nayer, on referme les inter­faces, les asso­cie à des appa­reils par­ti­cu­liers. Apple a ini­tié ce mou­ve­ment rétrograde.

Aucun langage universel

Il ne fau­drait tou­te­fois pas oublier l’enseignement phi­lo­so­phique du ving­tième siècle. Il n’existe aucun lan­gage uni­ver­sel. HTML est insuf­fi­sant et sera tou­jours insuf­fi­sant. Il est pré­fé­rable d’entretenir un écosys­tème divers, ce qui implique des dif­fi­cul­tés d’interfaçage. Nous devons en pas­ser par là si nous vou­lons, après une phase appa­rente de régres­sion, connaître un nou­veau boom créa­tif. L’innovation suit une res­pi­ra­tion entre les hip­pies idéa­listes et les mar­chands réactionnaires.

Si la pre­mière ten­dance est néces­saire, elle ne m’en déplait pas moins, et je pré­fère me consa­crer à la seconde, qui plu­tôt que cen­tra­li­ser le Web l’éclate plus que jamais.

Les ePub, et j’espère pour bien­tôt les ePub sociaux, cir­cu­le­ront par­tout, aussi bien dans les mondes fer­més que les mondes ouverts. Ils reprennent tout ce qui fai­sait le Web : HTML ou plu­tôt XML, les objets inclus, les scripts… Il ne leur manque que la pos­si­bi­lité de se par­ler entre eux. Leur force, c’est leur liberté plus grande que jamais, leur capa­cité à être ava­lés par une mul­ti­tude d’applications ouvertes ou non, d’être mon­nayables ou non.

Il nous reste à inven­ter un nou­veau pro­to­cole de com­mu­ni­ca­tion entre ces fichiers libres et riches, sans doute sur une base P2P. Le Web est bien en train de mou­rir, il res­tera une immense gale­rie mar­chande et un point de pro­pul­sion pour nos conte­nus qui vivront ensuite libre­ment dans le flux, voire atter­ri­ront dans des applications.

Billet initialement publié sur le blog de Thierry Crouzet

Crédits Flickr CC toprankonlinemarketing, nicolasnova

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