OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Quand la fin du monde rattrape le Japon http://owni.fr/2011/03/19/quand-la-fin-du-monde-rattrape-le-japon/ http://owni.fr/2011/03/19/quand-la-fin-du-monde-rattrape-le-japon/#comments Sat, 19 Mar 2011 09:30:46 +0000 Jean-Noël Lafargue http://owni.fr/?p=52220 Ce qui me fascine en voyant défiler les tristes images du Japon dévasté par une catastrophe naturelle et menacé par un accident nucléaire, c’est à quel point elles me semblent familières. Malgré leur envergure exceptionnelle et leur brutalité, ces évènements, j’y avais déjà assisté, et les Japonais, plus encore que moi, tant les fictions qu’ils consomment regorgent de catastrophes de ce genre.

Katsuhiro Ōtomo, "Akira" (1982). La destruction de Neo-Tōkyō.

Nos journaux télévisés montrent à quel point les écoliers japonais sont entraînés à s’abriter sous leurs tables de classe dès qu’une secousse s’annonce. Ils évoquent aussi l’excellence des constructions anti-sismiques, en nous disant que les japonais sont toujours prêts à l’éventualité d’un tremblement de terre majeur ou d’un monstrueux tsunami. Mais cela va plus loin à mon avis. Par des récits de science-fiction surtout, les Japonais se sont aussi préparés psychologiquement. Et cette préparation par l’imaginaire fantastique n’a pas de destination pragmatique, elle ne dit pas comment se comporter pendant une catastrophe, elle établit la fatalité de la catastrophe.

"Godzilla vs Megalon" (1973), film de Jun Fukuda. Dans les films de la série Godzilla, le lézard géant et ses homologues Kaijūs (Gamera, Mothra, Rodan, Guidorah, Ebirah, Yonggary,...) incarnent souvent la vengeance de la nature malmenée par l'homme.

Bien entendu, pour produire des catastrophes crédibles, des récits “habités”, il faut aussi que l’idée de l’éventualité d’une fin du monde soit bien ancrée dans l’esprit des auteurs de ces récits, ils faut qu’ils y croient eux-mêmes pour y faire croire.

Tous les états de la peur

Marshall McLuhan disait que la bande dessinée est un média “froid”, c’est à dire un média qui réclame un effort conscient à son public et implique, en contrepartie, une certaine distanciation. Et ce n’est pas faux. J’ai pourtant connu un authentique sentiment d’effroi à la lecture de deux bandes dessinées, Dragon Head, par Minetarō Mochizuki et Ardeur (1980), par Alex et Daniel Varenne. Or ces deux séries sont des récits de fin du monde. Ardeur est un effrayant voyage dans une Europe ravagée par l’hiver nucléaire, écrit en plein “réchauffement” de la guerre froide. Je reparlerai peut-être un jour de cette série que je tiens pour un chef d’œuvre, du moins pour ses premiers tomes.

Minetarō Mochizuki, "Dragon Head" (1995)

Dans Dragon Head, un train se retrouve prisonnier d’un tunnel à la suite d’un séisme. Trois collégiens — deux garçons et une fille — survivent et essaient de quitter l’endroit et de comprendre ce qui est arrivé au Japon, apparemment victime d’une catastrophe majeure. Les divers protagonistes rencontrés au cours du récit connaissent tous les états de la peur : les uns se montrent pragmatiques, les autres basculent dans la folie complète. Personne ne sait rien, le pays entier est plongé dans les ténèbres, isolé du reste du monde.

"Ponyo sur la Falaise" (Hayao Miyazaki, 2009)

Même Ponyo sur la falaise (2009), de Hayao Miyazaki, qui a les apparences d’un conte pour enfants inspiré de la petite sirène d’Andersen, et qui est souvent présenté comme un des films les plus légers de son auteur, constitue à mon avis une lugubre évocation de l’absence, de la mort, du désastre, et de la violence du rapport de l’homme à la nature. L’héroïne qui donne son titre au film est la cause d’un tsunami qui noie une petite ville côtière. Si le spectateur choisira de croire que les pensionnaires d’une maison de retraite immergée sont sauvés de la noyade par un abri sous-marin plus ou moins magique, il n’est pas interdit de ne voir dans cette intervention qu’une fantaisie consolatrice.

Et nous?

Je trouve intéressante l’image qui suit, enregistrée sur une chaîne d’informations en continu il y a quelques heures. Confronté à l’impensable, le témoin des effets du désastre se sent projeté dans la fiction :

"Est-ce que c'est un rêve ? J'ai l'impression d'être dans un film ou quelque chose comme ça. Quand je suis seul je dois me pincer la joue pour vérifier si c'est bien réel" (un habitant de la ville de Rikuzentakata).

On pourrait bien sûr parler aussi de la manière dont les Américains, autres familiers des catastrophes (tornades, séismes, inondations), ont toute une production cinématographique notamment, autour de ce thème. Ce qui ne concerne pas que les désastres naturels, d’ailleurs : l’accident de la centrale de Three Miles Island avait été décrit par avance dans le film Le Syndrome Chinois, et on aurait du mal à dénombrer toutes les images prémonitoires des attentats du 11 Septembre 2001 qui ont été inventées pour des fictions.

Et ici, en France, au fait ? À quoi nous préparons-nous ?
À quoi ne nous préparons-nous pas ?

(article que je dédie à Julien, Claude et Hajime)

Billet initialement publié sur Le dernier blog

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Crédits photo: Flickr CC DVIDSHUB

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Culture porn japonaise : 4Chan se frotte au Hentai http://owni.fr/2011/02/14/4chan-manga-porn-hentai/ http://owni.fr/2011/02/14/4chan-manga-porn-hentai/#comments Mon, 14 Feb 2011 10:00:04 +0000 Patrick Peccatte http://owni.fr/?p=46091 Quand on lit les articles consacrés à 4 chan, y compris ceux publiés sur ce blog, on pourrait croire que ce site de partage d’images ne présente guère d’intérêt que par son célèbre board /b/. Cependant, si /b/ est bien le groupe le plus populaire et génère une grande partie du trafic de 4chan, la plate-forme demeure comme elle l’était à son origine un moyen actif d’échange et de discussion sur les mangas et animes japonais ainsi que sur l’ensemble de la culture populaire associée à ces productions graphiques. Il existe ainsi plusieurs boards regroupés sous le titre Japanese Culture qui ne sont d’ailleurs pas tous dédiés à l’échange de mangas. Ainsi, le groupe Cosplay & EGL (Elegant Gothic Lolita) est destiné aux discussions et images de jeux costumés sur les personnages de mangas.

Avertissement: le texte qui suit décrit de manière explicite certaines productions pornographiques dessinées ou enregistrées (photos, films) et contient plusieurs liens vers des images réservées à un public adulte (NSWF comme on dit en argot Internet).

Parmi les groupes réservés aux adultes, 4chan en propose 5 dédiés au hentai, c’est-à-dire aux mangas et animations à caractère pornographique: un board Hentai générique, Ecchi (plutôt érotique, non explicite et considéré comme la version soft du hentai), Yaoi (homosexualité masculine), Yuri (homosexualité féminine) et enfin Hentai/alternative. Ce dernier board regroupe les personnages les plus étranges parmi lesquels nous nous intéresserons ici uniquement au Futanari (figure féminine ayant un pénis masculin démesuré et capable d’éjaculations niagaresques), au Bakunyuu (figure féminine dotée de seins gigantesques et prolifiques) et enfin au genre Shokushu ou Tentacle représentant des monstres lubriques dotés de tentacules et dont l’origine remonte peut-être à un célèbre dessin d’Hokusai.

Tako to ama (Le poulpe et la chasseuse de perles, plus connu sous le titre: Le rêve de la femme du pêcheur), Hokusai vers 1820

Cette description rapide des certaines formes de hentai ne prétend pas être exhaustive ni même très précise. Elle reprend simplement une typologie couramment utilisée sur les multiples sites et blogs spécialisés. Ainsi, le site d’imageboards pornographiques fapchan [sic], dédié à la fois aux photos et aux dessins, utilise deux catégorisations distinctes pour chacun de ces types d’images et reprend une nomenclature hentai pour les dessins. Les catégories et sous-catégories du genre hentai sont cependant bien plus compliquées que cet aperçu, et pour en savoir plus, on lira avec intérêt l’excellent article A Short History of Hentai par Marc McLelland, les billets consacrés au japorn sur Le Tag Parfait (le site de la « culture porn »), ou bien encore cette liste de termes de hentai. Toutes les associations et mutations entre ces propositions graphiques sont aussi représentées, et le lecteur plus audacieux peut aussi consulter quelques sites: ici (en français), ou et (en anglais).

Si l’on se tourne maintenant du côté des sites probablement plus connus qui diffusent des contenus pornographiques enregistrés (photos ou vidéos), on constate par contre qu’ils ne proposent guère, dans le meilleur des cas, qu’une seule catégorie fourre-tout pour le hentai alors que leurs typologies des contenus non dessinés sont bien plus élaborées – cf. par exemple ces différents tubes: ici, ici, ici, ou ; l’un des plus connus ignore même totalement le hentai.

On constate donc une ligne de partage assez nette entre le hentai qui dispose de ses canaux internet spécifiques et la pornographie habituelle, proposant des contenus enregistrés, qui ne s’est pas encore véritablement approprié les productions dont nous parlons. Ceci reflète très certainement un clivage entre deux publics bien distincts.

Le hentai incarné

Le hentai utilise toute la palette des médias modernes: animations, dessins, jeux vidéos (eroge), Second Life, montages photoshops, etc. Il existe aussi certaines adaptations soi-disant cosplay, c’est-à-dire jouées par des femmes et des hommes (plus rarement) vaguement déguisés selon les productions graphiques de référence. À vrai dire, la dénomination cosplay semble dans ce cas usurpée puisque ces adaptations, qui relèvent de facto de la pornographie enregistrée (photo ou vidéo), mettent en scène des actrices et acteurs rémunérés (probablement des professionnels de l’industrie pornographique dans la plupart des cas).

Eroge

Ces transpositions photographiques ou vidéos d’univers dessinés, ces hentais incarnés, ne peuvent être réalisées qu’à partir de certains types d’images dessinées qui ne soient pas trop invraisemblables (exemples ici, ici, , ). Les genres ecchi, yaoi et yuri en particulier se prêtent mieux à ces adaptations que des hentai particulièrement extravagants où la figuration humaine serait impossible, sauf à utiliser de très coûteux effets numériques incompatibles avec la rentabilité à court terme recherchée par l’industrie pornographique. Les genres tentacle et futanari en particulier n’échappent pas aux inventions graphiques improbables dont l’adaptation avec des êtres humains reste inaccessible et surtout non rentable (voir respectivement ici et ).

Les versions dessinées et photographiques du hentai sont très souvent diffusées sur des supports internet distincts. Elles semblent s’adresser à différents publics, un peu comme si chacun de ces média générait un univers fantasmatique autonome. Les hentais dessinés et les hentais incarnés se côtoient mais ne se mélangent pas vraiment. Ainsi, il n’est pas bien vu de publier des versions photographiques sur les groupes mangas de 4chan; on s’expose alors à des commentaires désobligeants. Et pour le genre futanari, le site fapchan dont nous avons déjà parlé distingue soigneusement deux boards, drawn futanari d’une part et dickgirls, trans et photoshopped d’autre part.

Les productions de hentai incarnés les plus extravagantes sont pratiquement toutes nippones et mettent en scène des actrices et acteurs japonais. Pour nombre d’entre elles, disons-le franchement, elles semblent véritablement grotesques et même un peu perturbantes pour un public non japonais. Le genre tentacle en particulier parait être totalement autochtone et n’a apparemment jamais intéressé l’industrie pornographique occidentale (lire aussi ce billet sur Le Tag Parfait).

Futanaria et Mastasia

L’incarnation du futanari a d’abord été effectuée de manière basique sous la forme de fakes, d’images photoshoppées (ici, ici, ). Le procédé a même reçu le nom de futinization.

Les progrès réalisés par les équipementiers spécialisés ont ensuite permis l’apparition de vidéos qui mettent en scène des actrices grimées en futanari. Futanaria est le site commercial le plus connu proposant ce type de matériel graphique; plusieurs de ses productions sont disponibles sur différents tubes, par exemple ici, ici et .

Futanaria existe depuis 2008. Le site commercialise actuellement plus de 70 clips vidéos qui mettent en scène une trentaine de modèles dont l’accoutrement rappelle le cosplay hentai. Un site associé, Mastasia, propose également des clips inspiré du bakunyuu.

Ces courtes vidéos constituent de rares exemples d’adaptations de hentai réalisées par l’industrie pornographique occidentale. Les codes les plus évidents des genres dont elles s’inspirent sont respectés: engins démesurés et sécrétions démentielles, mises en scènes très approximatives, habillements stéréotypés et couleurs vives, absence de décors dans des intérieurs unis qui rappellent les aplats du dessin, cohérence des personnages d’une scène à une autre (les modèles disposent toujours du même équipement pneumatique personnalisé). Aucun « bêtisier » ou bonus n’est proposé, comme pour laisser croire qu’il s’agit de scènes tournées sans trucages. L’objectif est de rendre crédibles ces personnages et leurs activités improbables. Pourtant, l’artifice est manifeste non seulement dans les proportions des ustensiles employés mais aussi dans leur irréalité. Leur taille en effet ne varie pas au fur et à mesure de la progression de la scène vers l’acmé prolifique. Les mutations et croisements sont aussi au rendez-vous et quelques dispositifs à double pénis ou associations futanari+bakunyuu figurent aussi dans ces propositions filmiques.

Les amateurs de hentai dessinés sont partagés envers ces adaptations: ils apprécient ou détestent franchement.

À la différence d’autres adaptations de hentai au monde réel, comme pour le genre tentacle évoqué plus haut, les performeuses de ces sites ne sont pas japonaises mais représentent la variété de la société américaine – les modèles sont blanches, noires, métis, latinas, asiatiques.

L’appropriation occidentale de la porn culture japonaise

Dans un récent billet, André Gunthert compare quelques rares images fixes du prochain film de Spielberg sur les aventures de Tintin avec leurs modèles chez Hergé. Il aborde brièvement les conditions du succès de l’adaptation au cinéma d’une bande dessinée et conclut qu’ « un bon film est d’abord une proposition d’imagerie qui convainc en dehors de tout référent ».

Débarrassé de toute connotation esthétique, de toute allusion à ce que peut être un “bon” film et aux moyens mis en œuvre pour parvenir à une adaptation accomplie, ce sont ces concepts d’imagerie convaincante et de référent que l’on retrouve en fait à propos de la transposition du hentai en vidéo.

Le hentai incarné oscille entre fake et réalité. Certains genres demeurent essentiellement japonais (tentacle) tandis que d’autres ont réussi une migration et ont été adaptés au public occidental par l’industrie pornographique (futanari, bakunyuu). Ces adaptations peuvent fonctionner avec un référent ténu et même imperceptible pour le spectateur qui découvrirait ces productions sans connaître leurs modèles dessinés.
La récupération par l’industrie pornographique devient possible et commercialement rentable parce qu’elle a été précédée par une appropriation de certaines variantes bien spécifiques du hentai qui apparaissent comme des extrapolations de catégories « classiques » bien connues du spectateur habituel. Exprimé de manière triviale, Futanaria c’est du shemale++ et Mastasia du bigboobs++.

L’imagerie proposée ne convainc peut-être pas vraiment, mais elle fonctionne, elle est efficace selon le seul critère qui compte dans ce secteur, rappelé par l’illustration 4chan de l’adage The Internet is for porn. Elle s’insère dans une catégorisation bien établie, créant ainsi les conditions de l’adoption de nouveaux référents. Nous assistons bien ici à une récupération de certaines formes spécifiques de la porn culture japonaise par une industrie capable d’en proposer des variantes recevables sur son marché.

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Publié initialement sur le blog Déjà Vu-Culture Visuelle, sous le titre : Dessins incarnés, le cas du Hentai
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Crédits photos : Via Wikimedia Commons [Domaine Public] par Hokusai : The dream of the fisherman’s wife et Shunga-Masturbation-Voyeurisme ; Via Flickr en cc-by-nc-sa : Persocomholic ; Knowyourmeme

Photo de Une Marion Kotlarski, CC pour OWNI :

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Une même science-fiction, plusieurs futurs http://owni.fr/2010/06/26/une-meme-science-fiction-plusieurs-futurs/ http://owni.fr/2010/06/26/une-meme-science-fiction-plusieurs-futurs/#comments Sat, 26 Jun 2010 17:10:05 +0000 Jean-Noël Lafargue http://owni.fr/?p=13472 Titre original:

L’herbe du voisin bleu du futur est toujours plus pourpre

L’article qui suit est un brouillon de brouillon, une étape, quelque chose de très mal fini, en vrac. Je le publie malgré tout car je peine sur ce texte depuis des semaines et je ressens un fort besoin de m’en débarrasser.

Je demande au lecteur de remplir les blancs de ma réflexion et de me lire avec indulgence ou même, de ne pas me lire du tout. Mon point de départ était de réagir au livre Mainstream, de Frédéric Martel, livre que je n’ai d’ailleurs pas lu, que je ne connais donc qu’en creux (critiques, interviews, et chapitre final que m’a fait parvenir un collaborateur de l’auteur), et qui me semble traiter de la mondialisation (au sens « américanisation ») et de l’industrialisation de la production et de la diffusion des biens culturels. Apparemment très documenté et soutenu par des centaines d’entretiens, cette somme d’origine universitaire est largement diffusée et semble remporter un vrai petit succès en librairie.

J’attendrai l’édition de poche pour lire cet essai, car mon petit doigt me dit que c’est un livre avec lequel je ne vais pas être d’accord, et je n’ai pas envie de dépenser vingt-deux euros juste pour le constater.

Le Monde Diplomatique et la culture manga

En 1996, Le Monde Diplomatique a publié un article complètement idiot sur les mangas. Tellement idiot que j’ai fait deux choses à l’époque : d’une part je me suis désabonné, de rage, et d’autre part, j’ai rédigé avec Nathalie une réponse à cet article et à la vision caricaturale de la bande dessinée japonaise qu’il véhiculait.

En déplorant que seule Ségolène Royal se soit insurgée contre les productions japonaises à la fin des années 1980 (1) l’auteur énonçait tous les poncifs que l’on entend à ce sujet depuis les débuts d’Albator et de Candy Candy à la télévision française : violence exacerbée, thèmes perturbants, dessin laid et mal proportionné, médiocre qualité de l’animation, etc. Son argumentation semblait par ailleurs soutenue par une nippophobie grossière et la conviction que les mangas étaient l’instrument d’un péril culturel et économique d’envergure : méchants japonais qui veulent nous imposer leur modèle de fourmilière à coup de dessins animés.

À l’époque, un tel article me semblait surtout indigne du niveau du journal, que je surestimais sans doute ou dont je surestimais la capacité à porter un regard critique sur des idées qui collaient d’une manière ou d’une autre avec sa ligne politique.

La réponse que nous avions rédigée contredisait l’article d’origine, paragraphe par paragraphe, sur notre page « Mygale » — c’est à dire notre tout premier site web. Notre motivation était avant tout de prouver que les mangas étaient d’une variété extraordinaire et qu’une critique générale n’avait pas plus de sens qu’il ne serait légitime de dire du mal des romans ou du cinéma « en général ». Mais nous ne nous étions pas arrêtés là, nous avions par ailleurs entrepris de défendre très précisément tout ce que critiquait l’auteur : la violence, les grands yeux, les thèmes perturbants, la qualité graphique, etc.

On m’a fait savoir plus tard que l’auteur de l’article, Pascal Lardellier (qui était alors jeune docteur en information/communication), avait été chagriné de se voir attaqué de cette façon, mais je n’en sais guère plus. Il faut dire qu’à l’époque, en saisissant son nom dans le moteur de recherche Altavista (le Google de l’époque), on était absolument certain de tomber sur mon site. Ceci dit il y avait en ces temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître mille fois moins d’abonnés à Internet qu’aujourd’hui, et les pages en question totalisaient à peine quelques dizaines de lecteurs chaque mois (un succès !).

Notre article a par la suite été publié sur d'autres supports, notamment dans "L'Indispensable", regretté magazine de critique et de théorie de la bande dessinée.

L’eau a coulé sous les ponts depuis et je suppose que pour n’importe qui l’article publié parLe Monde Diplomatique semblerait risible.

Les ventes de Naruto ou de Death Note n’ont rien à envier à celles des romans de Marc Lévy ou de Guillaume Musso, ce qui n’est évidemment pas un argument qualitatif mais provoque des manifestations de respect dans toute la presse ; Le festival Japan expo attire quand à lui près de 200 000 visiteurs sur seulement quatre jours ; le ministre Laurent Wauquiez (né en 1975) a un avis sur l’évolution de la série One Piece ; tout le monde sait que Hayao Miyazaki est un des plus grands auteurs de l’histoire du dessin animé et Arte lui consacre en ce moment même une rétrospective.

Bref, le ton a changé.

“Le droit de se servir d’une culture exotique”

À l’époque dont je parle un peu plus haut, j’étais facilement révolté par l’injustice que constituait le dénigrement d’une culture artistique aussi étendue que celle de la bande dessinée et de l’animation japonaises. Aujourd’hui je comprends que ce que je défendais recouvrait, sans que j’en ai précisément conscience, un enjeu beaucoup plus important que le droit aux goûts et aux couleurs.

Je défendais aussi le droit à se servir d’une culture exotique, de s’appuyer sur un ailleurs, une utopie, une réalité que l’on s’approprie sur une base fictionnelle. Personne ne deviendra jamais japonais en lisant des mangas, ni même en se passionnant pour la culture japonaise. Mais cet orientalisme du XXIe siècle est un moyen comme un autre pour se créer un « ailleurs », une évasion (2).

Je ne dispose pas de données sociologiques précises à ce sujet mais je pense pouvoir dire que mes étudiants en Arts plastiques de niveau Licence (3) à Paris 8 sont pour une grande part issus de familles modestes de la région parisienne et souvent nés du mauvais côté du boulevard périphérique, parfois même en Seine-saint-Denis (4).

Ont-ils un profil particulier qui fait qu’ils ont préféré dessiner dans leur coin au lycée, passer leur bac et atterrir en arts plastiques plutôt que de caillasser des autobus ? (5) Peut-être bien.

Quelques étudiants ou ex-étudiants à Paris 8. De gauche à droite : Gwendoline "Kaori" Duquenne réalise des petits strips dont le dessin n'est pas si "manga" mais qui utilisent avec naturel les codes expressifs du genre / Une princesse Kawai par Béatrice "Nalida" de Lorenzy / une case extraite d'une saga sur l'affrontement entre des clans du Japon médiéval par Zacharie "Natoleza" Boulayoune / Léna "Minnimay" Desfontaines, qui a représenté la France au World Cosplay Summit, ici vêtue en Sailor Jupiter

Je suis frappé par l’importance qu’a la culture japonaise (et de manière à présent nettement plus discrète, la culture « comic-book ») chez les étudiants de licence que j’ai à l’Université Paris 8. Au lieu de lire Tintin et Blake et Mortimer (mais pourquoi diable le feraient-ils, finalement ?), ces jeunes gens tirent du Japon ce qu’ils veulent. Certains se passionnent pour la langue, la calligraphie, l’histoire, l’esthétique graphique des mangas, le folklore traditionnel ou la science-fiction, mais aussi les codes sociaux, vestimentaires, et la tournure d’esprit telle qu’ils transparaissent dans les fictions qui arrivent jusqu’à nous : quand, comment et pourquoi exprimer sa joie, son embarras et sa colère, etc.

Les plus passionnés, ceux qui finiront par faire leur voyage au Japon (comme ma fille qui économise dans ce but depuis des années et qui a eu une bonne note en japonais au bac sans l’avoir étudié au lycée), ne sont pourtant pas dupes de leur rêverie. Ils savent parfaitement qu’on ne risque pas de devenir japonais si on a un physique de banlieusard « black-blanc-beur » (ou vietnamien, d’ailleurs) car si la culture japonaise est extrêmement ouverte aux influences, de par une volonté politique précise, elle n’en est pas moins notoirement bouffie d’orgueil nationaliste pour ne pas dire ingénument (mais poliment) raciste.

Mais pour des jeunes gens de la région parisienne, ça n’a aucune importance, ils ne veulent pas échanger une société contre une autre, ils prennent ce qu’ils veulent, rejettent ce qu’ils veulent, la transposition n’est ni littérale ni naïve.

Les Na’avis de Bil’in, Palestine

Les Na'avi de Bil’in, le 12 février 2010.

Autre cas.

À Bil’in en Cisjordanie, des Palestiniens manifestent pacifiquement chaque semaine contre la manière dont la barrière de séparation israélienne a amputé le village de soixante pour cent de ses terres cultivées. Des journalistes équipés de masques à gaz viennent régulièrement photographier ou filmer l’asphyxie des jeunes gens invariablement exposés à des grenades lacrymogènes et autres bombes assourdissantes. Les photogrammes que je reproduis ici (origine : YouTube) montrent les manifestants déguisés en Na’avis, les habitants de la planète Pandora dans le film Avatar.

Cette manifestation-là est particulière car elle célébrait une victoire partielle : un jugement de la Cour suprême d’Israël leur a en effet partiellement donné raison et a abouti à une modification du tracé du mur de séparation, permettant aux habitants de Bil’in de récupérer la moitié des terres qu’ils revendiquent.

Mais pourquoi Avatar, un film grand public américain ? Est-ce juste parce que ce film a eu tellement de spectateurs qu’il devient une référence mondiale qui « parle à tout le monde » ? Je n’en jurerais pas : beaucoup de gens ont vu Avatar, mais beaucoup aussi ne l’ont pas vu, et je doute que ce soit déjà une référence commune comme c’est le cas de Star Wars par exemple. Je fais le pari que ce qui a motivé cette manifestation, c’est tout simplement le propos d’Avatar.

C'est évidemment un hasard, mais le mix visuel entre les oreilles pointues, la peau de couleurs non humaine et le fichu traditionnel donnent à la manifestante de l'image de gauche un faux-air du personnage de Piccolo dans DragonBall.

On a beaucoup dit qu’Avatar, de James Cameron, se contentait de reprendre, en la transposant dans un futur cosmique chamarré, l’histoire de Pocahontas ou celle de La Forêt d’Emeraude, c’est à dire la rencontre entre un peuple aborigène et pacifique avec un autre peuple, dominateur et lâchement soutenu par une technologie meurtrière et mû par l’avidité.

Pourtant, il existe une différence énorme entre ces récits de peuples conquis et l’histoire des Na’avis. Les indigènes amazoniens qui étaient évoqués dans La Forêt d’Emeraude existent toujours un peu mais voient chaque jour leurs conditions d’existence se dégrader sous le coup de l’exploitation forestière et humaine. On ne les ménage (ou on aménage leurs conditions de vie) que par la même commisération qui pousse à laisser quelques hectares de forêt aux orang-outangs ou aux pandas.

Les indiens d’Amérique du nord ont quand à eux une longue histoire bien connue : Pocahontas, la vraie, est morte à Londres à vingt-cinq ans alors qu’elle était employée comme publicité pour la colonisation du nouveau monde. Après soixante-cinq « guerres indiennes » et les ravages d’épidémies (typhus, petite vérole, alcoolisme) parfois sciemment provoquées, il ne reste aux derniers représentants des tribus survivantes que des musées, un monopole sur l’artisanat traditionnel, des dédommagements financiers tardifs et pour toute consolation, le fait d’avoir laissé leurs noms à des rivières ou à des villes.

Voilà toute la différence entre les Na’avi et les amazoniens ou les amérindiens du nord : les indigènes véritables ont perdu leur guerre, leur destin est scellé, leur martyr est accompli.

En 1620, des indiens, apitoyés par le sort des pèlerins britanniques du Massachusetts qui mouraient de faim, leur offrent du gibier et leur apprennent à cultiver le maïs. Au lieu de les remercier, les colons remercient Dieu et se représentent sur des tableaux en train d'offrir à manger aux indigènes. Trois cent ans plus tard, le chef Apache Géronimo s'est rendu aux autorités américaines et a financé sa retraite de guerrier en vendant ses souvenirs personnels. La tribu des Patuxet, qui était venue au secours des pélerins de la colonie de Plymouth n'existe plus depuis longtemps.

Les Na’avi obtiennent une victoire sur la puissante armée américaine à la fin d’Avatar, mais ce qui est peut-être le plus attrayant dans leur cas, c’est que leur combat est un combat futur, car Avatar n’est pas une fable historique mais un film de science-fiction. Or le message intrinsèque de la science-fiction est que l’avenir est, comme son nom l’indique, à-venir, qu’il est ouvert (6).

Créer une analogie entre une situation et celles des protagonistes d’un lointain futur, c’est se projeter, c’est se donner un futur. Et peu importe que le film relève de l’impérialisme culturel américain, les palestiniens de Bil’in y prennent ce qu’ils ont envie d’y prendre.

Échapper à la représentation du monde actuel

On notera tout de même que le moyen-orient — en dehors d’Israël, justement — ne produit pas ou extrêmement peu de fictions spéculatives (de science-fiction), ce qui est une bonne raison d’aller puiser sa métaphore dans une fiction américaine.

Les rêves d’exotisme, de futurs hypothétiques, de désastres (Mad Max, etc., qui remettent à plat tout un monde) et parfois même de passé fantasmé (7) sont autant d’outils conceptuels qui permettent à chacun d’échapper à la représentation du monde actuel qu’on lui impose, et donc de refuser la place hiérarchique qu’on lui attribue dans ce monde.

En voyant par les yeux d’un auteur de mangas, on se libère autant de la doxa que construit le journal de 13 heures de TF1, que de la société japonaise qui a produit Dragonball ou Naruto et qui a évidemment aussi ses inconvénients. La science-fiction est encore plus intéressante puisque son caractère fictif est clair et assumé. Et peu importe que ça rapporte de l’argent à de gros studios américains : malgré leurs gesticulations légales, ces derniers ne parviendront jamais à maîtriser la manière dont on reçoit leurs productions.

Pour l'adaptation en film "live" de la série animée "Avatar The last airbender", les producteurs ont procédé à une spectaculaire inversion ethnique : les héros inuits ou chinois deviennent de jeunes wasps tandis que le "méchant" de l'histoire est à présent interprété par un acteur d'origine indienne, ce qui lui confère une physionomie moyen-orientale marquée. Son rôle semble par ailleurs avoir été réécrit pour en faire un personnage absolument négatif, loin de l'ambivalence qu'a son personnage dans la série d'origine.

Le monde se mondialise, mais ça ne signifie pas que des cultures « faibles » vont disparaître au profit d’une culture dominante, et surtout pas dans le registre des œuvres de l’esprit (inquiétons-nous plus pour les traditions culinaires !), où les échanges et les réappropriations sont une évidence.

Le public est d’ailleurs souvent moins bête qu’on le croit, comme le montre l’accueil très négatif qu’a reçu l’annonce de la distribution « blanchie » de Avatar The Last Airbender (rien à voir avec le Avatar de James Cameron). On est loin de l’époque où le public acceptait sans broncher Mickey Rooney en japonais, Fred Astaire, Anthony Quinn ou Christopher Lee en chinois et  John Wayne en empereur mongol. Bref, le public n’a pas de mal à effectuer des transpositions, à se sentir concerné par autre chose que par le reflet de lui-même qu’on lui impose.

Revenons à la science-fiction — et perdons définitivement notre sujet de départ

La fiction spéculative n’est pas qu’un outil d’évasion, un moyen de démontrer « par l’absurde » qu’une société pourrait être autrement qu’elle n’est. Elle peut aussi être employée de manière littérale, c’est à dire qu’elle peut servir à inspirer le futur. C’est sans aucun doute parce qu’ils ont lu les fantaisistes aventures d’Astro Boy lorsqu’ils étaient enfants que les hommes politiques japonais ont voté des lois fiscales extrêmement avantageuses pour les sociétés qui ont une activité de recherche en robotique, par exemple. Ce qui est particulièrement intéressant dans leur cas, c’est qu’après soixante-cinq ans de doctrine pacifiste, les japonais effectuent des recherches scientifiques dans divers domaines, mais négligent celui de la défense.

Université d'agriculture et de technologie, Tokyo ; Kanagawa Institute of Technology ; Université Tsukuba et Cyberdyne ; Tokyo University of Science. Les prototypes d'exosquelettes japonais sont censés servir à aider les personnes âgées à conserver une activité professionnelle, notamment une activité d'agriculteur.

L’exosquelette a été inventé par l’écrivain américain Edmond Hamilton (l’auteur du « pulp »Captain Future, que nous connaissons ici par son adaptation animée japonaise Capitaine Flam) dans sa novelette A Conquest of two worlds (1932), où il imagine un peu naïvement que la pression qui règne sur Jupiter pourrait être rendue supportable à des visiteurs humains par l’emploi d’armures capables de décupler leur force mécanique (associés, par prudence, à un traitement biochimique capable de renforcer leurs os). Le principe a été repris par de nombreux auteurs, de Fritz Lieber et John Campbell à Bruce Sterling et William Gibson en passant par Robert Henlein et bien entendu Stan Lee, avec Iron Man.

Du fait des progrès des matériaux et des principes de la robotique, l’exo-squelette est en train de devenir une réalité. Je trouve intéressant que cette même idée technique aboutisse à des résultats si différents selon la culture des sociétés qui les produisent : tandis que les universitaires japonais veulent développer une robotique destinée à assister les personnes âgées (et à les aider à maintenir une agriculture traditionnelle notamment), les américains, après plus d’un demi-siècle de doctrine du complexe militaro-industriel, ne pensent d’abord qu’au potentiel militaires et policier de ces inventions.

Une même science-fiction, plusieurs futurs.

Sarcps XOS exoskeleton. Inspiré par le super-héros Iron-man, il est conçu pour la police et l'armée.

Je serais quand même sacrément étonné d’apprendre que quelqu’un a compris où je voulais en venir exactement, mais pour tenter de conclure, je dirais que tout est bon à prendre dans les œuvres de fiction, et qu’une crainte des cultures exogènes est absurde. La réception des œuvres dépend de celui qui en est la cible — toute exportation culturelle est une transposition parce que le public n’est pas le même et n’a pas les mêmes filtres. Le public est opportuniste, il prend ce qui lui est servi lorsque ça lui est utile et le rejette lorsque ce n’est plus le cas.

Article initialement publié sur Le dernier des blogs, les notes renvoient à l’article original.

Photos d’illustration par TrendsSpotting et ricardo.martins

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